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Le Moyen Véhicule : Auto d'édition Hypertexte à prétention littéraire

304. Le Retour des vivants morts

François Cosmos

Petite Maman, Dieu sait pourtant que ce n’était pas ton genre, qu’il n’y avait pas plus modeste que toi, que jamais sans doute tu ne t’es vantée de quoi que ce soit, que même dans ta manière de parler, dans ton allure, dans ton maintien, dans ton apparence, dans ta manière de t’habiller, de te maquiller, dans les bijoux que tu portais parfois, tout respirait la modestie, la discrétion, le respect des autres, le souci de passer inaperçue. Mais peut-être que c’est cela qui ne plaisait pas justement, que ça donnait l’impression que tu cachais ton jeu, que ça ne pouvait pas être honnête, que ça voulait dire le contraire. Et puis aussi, tu n’étais pas de là-bas, de cette campagne, de cette forêt, de ces bois, contrairement aux autres. Et là je me reproche maintenant beaucoup de t’y avoir envoyée, je pensais que tu y serais mieux que dans un EHPAD de ville d’où l’on ne peut apercevoir que des murs en béton, et pas d’arbres, pas de perspective, où l’on n’entend aucun chant d’oiseau, que des bruits de moteurs, de travaux, de poubelles, de la musique qui s’impose à toute heure. Mais là-bas le silence était si fort qu’il recouvrait même jusqu’aux bruits de la Nature, et surtout il t’était hostile. Et cette hostilité elle s’étendait jusqu’à nous quand nous venions te voir, les regards qu’on nous portait étaient morts, ou alors les autres détournaient les yeux. Était-ce à cause de toi, de ta simple présence, ou bien parce que parfois tu appelais au secours la nuit sans raison, comme on nous l’a reproché à nous sans raison là aussi, ou bien parce qu’on portait des habits de citadins, parce qu’on n’était pas de là-bas non plus ? Plusieurs fois on a voulu te changer de chambre parce que tu dérangeais les autres la nuit, un temps on a même voulu te mettre dans un secteur fermé, en prison quoi, alors que jamais tu n’aurais voulu t’enfuir, que tu n’aurais même pas pu même si tu l’avais voulu, entravée que tu étais dans ton fauteuil ; tu rêvais juste tout haut, mais là-bas, et même en ville, même ailleurs, on n’a plus le droit de rêver à cet âge, ce n’est plus de saison, et surtout on n’a plus le droit de parler de ses cauchemars.

 

Mais ce n’était rien encore jusqu’à ce qu’un jour, comme tu nous l’as raconté, à l’occasion d’une animation comme on en fait dans ces endroits-là, on te demande comme aux autres ce que tu avais exercé comme métier. Ce que les autres ont répondu, on n’en sait rien, tu ne nous l’as pas dit, sans doute tu ne t’en souvenais plus ou tu n’y avais même pas prêté attention, mais ce que tu nous as dit ensuite, en baissant la voix et en regardant autour de toi, c’est que tu avais répondu que tu avais une licence en droit. Pourquoi tu as répondu ça, on n’en sait rien, ce n’était pas ton métier, ton métier c’était attachée d’administration scolaire et universitaire, et peut-être que si c’était ça que tu avais répondu ç’aurait été encore pire, mais le fait est que tu as dit « licence en droit », et qu’après l’avoir dit tu as entendu, tu as senti comme une rumeur de désapprobation autour de toi. Et toi tu as interprété ça comme une réaction d’incrédulité, tu nous as même dit que certains auraient répliqué à haute voix et pas seulement pensé en leur for intérieur, que tu te vantais, que ce n’était pas possible que tu aies une licence en droit. Mais moi je pense qu’au contraire c’est parce que tu as dit que tu avais un diplôme à ces gens qui pour la plupart n’en avaient aucun, qu’on a pensé que tu te vantais, et que ceux qui n’avaient pas de diplôme ne te l’ont jamais pardonné. Et peut-être du coup que si tu avais répondu que tu étais AASU, personne n’aurait compris ce que c’était et qu’alors on t’aurait laissée tranquille ensuite, tu serais retournée pour eux dans ton isolement cerné d’indifférence vaguement hostile, mais vaguement seulement, sans conséquence autre que cet isolement. Et je pense en plus que tu n’as pas arrangé tes affaires en disant « licence en droit », et pas « licence de droit » ; certains de ces gens peuvent sans doute concevoir à la rigueur qu’on ait une licence de droit, car il y en a peut-être dans leurs familles, parmi leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs neveux et nièces, des cousins, qui ont des licences « de quelque chose », mais en disant « en » tu as aggravé encore leur impression d’une distinction que tu rechercherais, que tu voudrais maintenir, dont tu te vanterais pour le coup.

 

Et c’est à partir de là, pour ce qu’on a pu en comprendre car on ne te voyait qu’une fois par semaine, les weekends, que tout s’est aggravé. Certains résidents, jusque-là muets avec nous ou apathiques, ont commencé à nous aborder pour se plaindre de toi, de ce que tu les empêchais de dormir avec tes appels au secours, avec tes cris la nuit, nous disant même que tu te relevais parfois pour entrer dans leurs chambres. Ils ne savaient pas mettre un nom là-dessus, mais oui, le personnel nous a confirmé que tu souffrais de somnambulisme, et quand on s’est étonnés que toi qui ne pouvais pas te lever de ton fauteuil durant la journée, faire deux pas de suite, quand tu étais consciente, tu parviennes à faire tous ces trajets quand tu étais inconsciente, ils ne savaient pas quoi répondre. Par contre ils nous redemandaient à chaque fois s’ils pouvaient te placer dans le secteur fermé. Parce que dans le secteur fermé, d’après eux, tout le monde bouge toute la nuit, personne ne dort, donc personne ne dérange plus personne. Et puis c’est à partir de là qu’on a remarqué que tu avais souvent des marques sur le visage, sur les bras, des marques de coups. Et oui, le personnel nous as dit que tu tombais parfois du coup la nuit quand tu te relevais, que tu ne te faisais jamais vraiment mal, mais que tu marquais facilement à cause de ton traitement anticoagulant. Mais les marques, on ne les voyait pas que sur ton corps, mais dans tes yeux aussi, ton regard était de plus en plus affaibli, terne, vague, tu devenais de moins en moins réactive, si tu répondais toujours à nos questions, toi tu nous en posais de moins en moins, tes dernières manifestations d’intérêt pour quelque chose se sont éteintes peu à peu. Tu ne te plaignais toujours pas, de rien de précis en tout cas, vaguement de l’ambiance, de la nourriture, et jusque-là déjà, quand tu disais trouver la nourriture pas terrible c’est que tu n’avais pas le moral, quand tu étais en forme tu la trouvais bonne, et le cadre joli, et le personnel dévoué, gentil, et tu nous posais des questions sur ce qu’on devenait, sur le reste de la famille, et sur nos connaissances communes.

 

Mais tout ça, on l’attribuait à l’âge, à l’affaiblissement physique et moral, à l’usure que produit à la longue cette forme d’enfermement sans perspective, monotone, répétitif. On n’imaginait pas une seconde que ça pourrait se terminer comme ça. Le coup de fil, déjà, était bizarre, l’infirmière avait du mal à trouver ses mots, bien sûr annoncer un décès c’est toujours difficile, même quand ceux à qui on s’adresse s’y attendent à chaque instant, mais là on sentait bien que ce n’était pas un décès ordinaire, car ça n’en finissait pas, on sentait bien qu’elle voulait décrire exactement comment ça s’était passé, pour ne pas qu’on pense qu’elle voulait nous cacher quelque chose, auquel cas l’établissement aurait avoué sa responsabilité, mais qu’en même temps elle ne pouvait pas utiliser les mots qui auraient désigné exactement de quoi il s’agissait. Il faut dire que c’était difficilement descriptible, et que même maintenant, a posteriori, on ne sait toujours pas précisément comment ça s’est passé, et on a même du mal à se l’imaginer. Elle a fini par me dire qu’on pouvait venir bien sûr, mais qu’il valait mieux qu’on ne voie pas le corps tout de suite, que des « médecins » s’en occupaient. Quel genre de « médecins », si ce n’est des médecins légistes, voire des croquemorts, c’est ce que j’ai pensé tout de suite. Quand on est arrivés il n’y avait personne dans le hall d’entrée, contrairement à d’habitude où c’était toujours plein de résidents, encombré de fauteuils roulants. Dans les couloirs non plus, personne, ils étaient tous enfermés dans leurs chambres car on entendait les télés qui donnaient partout, et certains appelaient faiblement depuis l’intérieur. On a appris ensuite que certains, une bonne dizaine, ceux qu’on soupçonnait d’être impliqués, avaient déjà été évacués vers d’autres établissements, certains même en établissement psychiatrique.

 

Petite Maman, que restait-il exactement de toi, alors que ton corps sous le drap paraissait tellement rétréci, tellement rapetissé, et que même ta tête, on voyait bien qu’on l’avait reconstituée avec des morceaux qui ne t’appartenaient pas ? La sempiternelle question qu’on se pose à chaque décès, est-ce qu’elle a souffert, dans ton cas on n’en sait même rien, on n’en saura jamais rien, on ne sait même pas si tu étais morte avant qu’ils commencent à te dévorer, s’ils t’avaient assommée, étouffée avec ton oreiller, ou s’ils ont commencé à te manger alors que tu étais encore consciente, et comment ils ont fait là encore alors que la plupart ne pouvaient plus jusque-là bouger que les yeux. Il n’y a pas eu, il n’y aura pas, jamais, de procès, les résidents impliqués ont tous été jugés irresponsables, et l’établissement s’appuie là-dessus pour défendre sa propre irresponsabilité. Et puis il fait partie d’un groupe international qui doit avoir des soutiens bien placés. Petite Maman, si j’ai écrit ce texte c’est que je n’ai pas pu faire plus pour toi, c’est pour le faire graver sur ta tombe, en tout petit pour ne pas choquer, et parce que tu n’aurais pas voulu, plus que de ton vivant, te mettre en avant comme ça pour l’éternité, mais tous ceux qui voudront s’approcher pour le lire le pourront, et ainsi il restera quelque chose, même après ma propre mort, de ta vie, et surtout de ta mort, car sur les tombes en général, on ne voit rien, on ne comprend rien, ni de la vie, ni surtout du concret de la mort, de ceux qu’elles abritent, même de ceux dont on devine d’après les dates inscrites qu’ils sont morts à la guerre, ou nés morts ou mort-nés. Et ça, j’ai toujours du mal à comprendre pourquoi.

 

 

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