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Le Moyen Véhicule : Auto d'édition Hypertexte à prétention littéraire

DES MORALISTES DEVENUS MORALISATEURS

François Cosmos

Il semble qu’on avait déjà tout dit moins de 24 h après la décapitation d’un enseignant à Conflans-Sainte-Honorine : l’horreur, l’effroi, la sidération, la condamnation, la révolte, on partage évidemment, inutile d’en rajouter et d’y aller de son propre commentaire. Est-il possible toutefois d’introduire un peu de complexité, non dans le commentaire, il y aura des penseurs, des universitaires, des spécialistes pour ça, mais dans la réaction – et sans que ce soit tout de suite compris de travers (excuse, justification, faiblesse, incompréhension, j’en passe et des meilleures) ?

Donc sans que ça justifie évidemment la dérive de la polémique qui a suivi le cours d’éducation civique à l’origine de l’assassinat de cet enseignant (ça va sans dire, mais mieux vaut quand même le dire), et encore moins l’assassinat (idem encore plus évidemment), et même s’il était animé des meilleures intentions du monde, ou parce qu’il y était mal préparé, ou par naïveté, que penserait-on d’un enseignant d’histoire-géographie qui, au moment d’entamer un cours sur la création d’Israël ou la politique des gouvernements israéliens de ces dernières années, demanderait aux élèves juifs – et arabes, pourquoi pas ? – de lever la main et de sortir de la salle pour ne pas être choqués par ce qu’il avait à dire ? Ce qui va sans dire aussi et qu’il vaut mieux quand même dire, c’est qu’évidemment Israël n’est pas l’État islamique, le problème est plus complexe et pas de même nature, et que la comparaison par l’absurde n’a pour but que de faire ressortir ce que ce geste maladroit avait de discriminant, d’assignation à origine (ce n’est pas parce qu’on est censé être musulman qu’on est fatalement choqué par ce qui choque d’autres musulmans) et d’anti-laïque (puisque ces élèves qui ne se désignaient pas eux-mêmes par un signe religieux ont été incités à le faire en levant la main et en sortant de la classe). Mais apparemment ce n’est pas ce qui a choqué les parents d’élèves qui ont protesté, ça ne semble même avoir choqué personne, ou tout du moins ça ne choque plus maintenant personne, le meurtre a tout écrasé.

Et donc on a vu du coup se dresser contre cet assassinat une muraille de bonne conscience, l’École, la République, les valeurs, la Civilisation française, la liberté d’expression, dont un gosse déplacé, déculturé, ignorant, abruti par la propagande et les réseaux sociaux, inconscient de la portée de son geste aussi stupide que criminel, en mal, comme en bien qu’il pensait en faire résulter, serait l’Ennemi qui a juré de les abattre. C’est lui faire beaucoup d’honneur. C’est peut-être aussi continuer à ne pas essayer de comprendre ce qui peut bien ne pas être compris, se heurter à une autre vision du Monde, dans la vision du Monde qu’on n’essaie pourtant même plus d’imposer à tout le monde, mais simplement d’imposer au Monde qu’on la respecte, à un moment où des caricatures publiées à Copenhague ou à Paris, qui à l’époque d’Hara-Kiri n’auraient pas franchi le périphérique, sont aussitôt disponibles à Karachi – et que dire alors de la centaine de kilomètres qui séparent Conflans d’Évreux. Et ne pas comprendre, c’est ne rien pouvoir régler, la preuve toutes les semaines maintenant, et essayer de comprendre, ce n’est pas justifier, contrairement à ce que pense Manuel Valls qu’on a vu à cette occasion renaître de ses cendres comme le Messie de la laïcité au moment du Jugement républicain dernier.

Il a notamment proposé, comme l’a fait Philippe Val, et comme celui-ci l’avait déjà demandé au moment où Charlie Hebdo avait été le seul journal à reprendre les caricatures danoises, qu’en réponse à cet attentat tout le monde les republie encore. On peut continuer comme ça, on peut croire qu’on va stopper les attentats comme ça, qu’ils vont s’avouer vaincus, se lasser avant nous, arrêter d’être indûment choqués, mais si c’est la guerre, alors pour la gagner il vaudrait mieux envoyer l’armée dans les quartiers démanteler les réseaux et les écoles islamistes, les mosquées radicalisées, comme le demandent de leur côté certains depuis longtemps, à la droite de la droite, mais ça fait furieusement penser au Duel au gourdin de Goya, où l'on va continuer de s’enfoncer dans les sables mouvants, et les manipulateurs d’élèves et de leurs parents nous entraîner progressivement dans le néant qu’est pour eux la vie sur Terre.

Ce qu’il faut encore dire aussi même si ça irait sans le dire également, c’est que ça ne veut pas dire pour autant que ça revient à renier nos valeurs, à mettre la Liberté dans notre poche, à renoncer à quoi que ce soit, à ne plus publier du tout de caricatures, et les publier et les relayer au départ était tout à fait légitime, voire nécessaire, mais peut-être que, pour arriver au résultat qu’on cherche à atteindre, une extension du libre-arbitre, il faudrait peut-être maintenant, plutôt que continuellement agiter un chiffon dont on sait à l’avance que certains vont le voir – ou faire mine de le voir, pour ceux pour qui c’est un carburant pour faire avancer leurs idées – rouge, essayer de procéder plus intelligemment. Pourquoi ne pas parler à l’école de ces caricatures sans les montrer, puisque tout le monde les connaît maintenant, et tenter de débattre des raisons pour lesquelles certains les apprécient, ou les trouvent indispensables, quand d’autres en sont choqués, et même peuvent vouloir les interdire ? Pourquoi ne pas débattre des manières dont on pourrait concilier une vision du Monde où la Liberté nécessite de devoir parfois choquer, pour qu’un jour plus personne n’en soit choqué – vaste programme –, et une autre, et d’autres encore, pour qui il n’est pas de mal plus absolu que de s’en prendre à certains symboles qui ne sont pas, qui ne seront jamais partagés par tous ?

À la grande époque d’Hara-Kiri et de Charlie première manière, les saillies du « Bal tragique à Colombey », « Franco va mieux / Il est allé au cimetière à pied » ou « Après "Holocauste" / Hitler : baisse de popularité – 5 % » étaient dignes de nos plus grands moralistes. Quand on convoque la presse pour annoncer avec le plus grand des sérieux ce qu’on va dessiner, en quoi c’est encore plus indispensable que drôle, et qu’on finit par enfoncer tout le temps le même clou, c’est qu’on ne fait plus que de la morale – ce à quoi d’ailleurs j’ai fini aussi par m’abaisser ici.

Duelo a garrotazos

Duelo a garrotazos

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